5. Pilotage de la transition
La mise en œuvre d’une démarche de transformation nécessite l’activation simultanée d’un certain nombre de leviers au sein d’une organisation pour accompagner et intégrer durablement les nouvelles pratiques.
Leviers organisationnels
Sept grands leviers organisationnels sont identifiés dans le cadre de la mise en place d'une transformation des pratiques d'écoconditionnement au sein d'un musée : le travail en réseau sur le territoire, une dynamique collaborative, des instances et référent·es pour piloter, l'intégration dans la gouvernance et les outils administratifs, la communication de la démarche, la formation et les compétences métiers, l'évaluation de la démarche et son amélioration continue. Nous proposons un focus sur quatre d'entre eux.
Dynamique collaborative
Réduire la quantité de matière, organiser le réemploi, expérimenter des alternatives... : ces actions ne sont pas le résultat de l'engagement d'une seule personne au sein d'une équipe. La réussite repose sur une dynamique collective, tant au sein d'un service qu'au sein de l'organisation elle-même, et au-delà dans la coopération entre pairs.
La dynamique collaborative permet de :
- construire une vision partagée des objectifs de la démarche ;
- porter collectivement un projet et en partager les responsabilités ;
- rassembler les expertises individuelles au service du collectif.
Elle repose sur :
- les politiques publiques et l'engagement des chef·fes d'établissement ;
- la coopération des différentes parties prenantes, en particulier les sociétés privées ;
- la construction et l'animation de temps de travail ;
- l'utilisation des outils de l'intelligence collective.
Dans le cadre de l'écoconditionnement des œuvres, la dynamique collective consiste à embarquer toutes les parties prenantes clés de la démarche : institutions prêteuses et emprunteuses, fournisseurs de matériaux, prestataires de caisserie, transporteurs, assurances, etc.
Cette dynamique collaborative est en lien direct avec un autre pilier, au cercle plus large : le travail en réseau sur le territoire. À noter ici l'importance des réseaux professionnels, formels (AFROA) ou informels (régie en transition). Également l'importance d'un pont à créer entre le monde culturel et le monde scientifique, tel qu'essaient de le porter par exemple la RMM Rouen (Caroline Biro) ou le GreenArt Project (Antonio Mirabile). L'interdisciplinarité est essentielle, bien que plus complexe pour trouver un vocabulaire commun comme base de collaboration.
Instances & référent·es pour piloter
L'intégration des enjeux de transformation au sein d'une organisation nécessite qu'ils puissent être incarnés, animés et pilotés par des personnes et des groupes de personnes, volontaires ou désignées.
Le pilotage d'une démarche de transition repose, selon la taille de l'établissement, sur trois instances :
- le·la référent·e : un·e salarié·e se voit confier la tâche d'animer la démarche d'écoconditionnement. Iel organise les temps de travail collectif et le suivi des actions ;
- des comités techniques thématiques : composés de salarié·es volontaires, représentatif·ves de la diversité des statuts et métiers de l'organisation, iels proposent des solutions sur des thématiques de la RSO (Responsabilité Sociétale des Organisations), par exemple : déchets, mobilité, alimentation, production. Un comité technique dédié aux questions de conservation et de régie durable peut être mis en place ;
- un comité de pilotage : en dialogue avec le comité de direction et les comités techniques thématiques, il est composé des responsables de services et aide à la structuration de ces initiatives en vue de leur mise en œuvre.
Intégration dans les outils statutaires et administratifs
Chaque nouvelle pratique a besoin de s'ancrer dans les outils administratifs d'une organisation. Voici quelques exemples d'intégration pour un pilotage durable.
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les budgets : les nouvelles pratiques nécessitent d'être anticipées du point de vue budgétaire, en particulier pour prévoir les surcoûts dès la conception budgétaire d'un projet ou d'un prêt ;
À noter que l'ancrage des nouvelles pratiques et leur anticipation budgétaire nécessite dans certains cas d'expositions un travail conjoint entre emprunteur et prêteur. En effet, puisque l'emprunteur réalise le marché transporteur et le prêteur préconise les conditions d'emballages, le manque de concertation en amont de l'accord de prêt peut être un frein conséquent à la mise en place d'une démarche d'écoconditionnement.
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les plannings : la mise en place de nouvelles pratiques et l'expérimentation nécessitent qu'un temps spécifique puisse y être consacré. S'il est décidé qu'un projet pourra faire l'objet d'une expérimentation de l'écoconditionnement, alors il faut prévoir des délais supplémentaires dans les phases clés : conception, production, conditionnement ;
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les rapports d'activité annuels : vous pouvez consacrer un paragraphe à la mise en place de l'écoconditionnement des œuvres en mettant en avant le constat, la méthode employée, les personnes impliquées, les chiffres clés, les freins, les perspectives de progression ;
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les contrats (prêt, prestation, production) : vous pouvez insérer un article faisant état de vos engagements et pratiques en matière d'écoconditionnement ;
Le Palais des Beaux-Arts de Lille par exemple demande systématiquement aux transporteurs d'œuvres d'effectuer des déplacements groupés avec d'autres institutions culturelles.
Recommandation du Shift Project dans le rapport Décarbonons la culture : "demander systématiquement un "devis carbone" aux transporteurs, aux côtés du devis financier afin de les inciter à proposer les modes de transport et d'emballage les moins impactants ; contractualiser la production du bilan carbone du transport et convoiement à fournir avec la facture" ainsi que "l'allocation d'un budget carbone aux expositions temporaires et la prise en compte de ce critère aux côtés des critères financier et scientifique lors de la prise des décisions du comité de programmation". Le Shift Project note par ailleurs que les musées ne sollicitent encore que très peu les prestataires sur le bilan carbone des transports d'œuvres et de convoiement, alors même que la notice environnementale de la société Chenue indique explicitement qu'elle est capable de fournir ces données à ses clients.
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les cahiers des charges des marchés publics : vous pouvez ajouter des clauses sur le choix des matériaux, le réemploi, etc. ;
Dans le cadre de ses marchés publics, le Musée d'Archéologie Nationale impose à ses prestataires le réemploi de ses bacs et matériaux d'emballage pour éviter des déchets.
Autre exemple : le Palais de Tokyo a modifié en 2024 les critères de notation de ses marchés conditionnement et transport d'œuvres d'art en augmentant le nombre de points attribués aux pratiques RSE, laissant ainsi la possibilité aux prestataires de proposer des innovations écoresponsables, même si plus chères. Ainsi un coefficient de 45/100 est attribué au prix des prestations. Le second critère correspondant à la valeur technique des prestations a un coefficient de 55/100, dont 20 pour les modalités d'organisation des prestations et les moyens humains et matériels, 8 pour les engagements et la politique du soumissionnaire en matière de développement durable et 2 points pour les engagements et la politique du soumissionnaire en matière d'insertion, perspectives sociales, égalité et lutte contre les discriminations.
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l'organigramme : inscrire la démarche au sein même de l'organigramme de l'institution, comme l'a fait par exemple le Palais des Beaux-Arts de Lille en créant un service de la gestion durable des collections ;
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les fiches de poste : ajouter des objectifs de réduction des impacts du conditionnement des œuvres dans les fiches de postes dès le recrutement ;
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les entretiens professionnels : ajouter des objectifs individuels et soutenir la montée en compétences via des formations spécialisées (ex : Catalogue des formations INP, Catalogue des formation CNFPT, Catalogue des formations de l'OCIM, Catalogue des formations de l'ICOM, Les actualité du Ministère de la Culture).
À ce sujet, le rapport Culture et création en mutations de Lucie Marinier (Cnam) constate que le secteur des arts visuels est trop peu observé en terme d'effectifs, de métiers et compétences ; qu'il y a un tâtonnement face aux enjeux de la transition écologique ; que ce sont développées de nouvelles modalités de travail comme la pluridisciplinarité ; et que les formations s'y sont peu adaptées, encore très cloisonnées par métier et traitant de la transition écologique sur le mode de la sensibilisation plutôt que de la création de nouveaux métiers.
Évaluation de la démarche & amélioration continue
Voici quelques indicateurs pour piloter et évaluer une démarche d'écoconditionnement des œuvres :
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Indicateurs réemploi
- quantité de déchets annuels, avant et après la démarche ;
- quantité de matériaux de conditionnement achetée par an (kg) ;
- quantité de matériaux de conditionnement issus du pétrole achetée par an (kg) ;
- part des achats faits en réemploi ou par des dispositifs mutualisés ;
- part du matériel de régie prêté ou emprunté ;
- quantité de matériaux neufs ;
- taux de réemploi des matériaux ;
- nombre de campagnes de dons de matériaux.
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Indicateurs organisationnels
- existence d'un lieu de stockage adapté et superficie ;
- existence d'une personne en charge de la gestion du stockage ;
- nombre de référent·es en interne ;
- nombre de personnes formées ;
- existence d'un comité technique dédié au sujet ;
- participation à des groupes de travail inter-organisation sur le sujet ;
- inscription d'actions relatives à l'écoconditionnement dans le plan d'action du musée.

Les sept grands leviers organisationnels
© Laurence Perrillat / Augures Lab Scénogrrrraphie
Conditions de la réussite
Suite à la tenue d'un atelier collectif ayant regroupé une centaine de participant·es le 23 mai 2024 organisé par l'Augures Lab Scénogrrrraphie et animé par Laurence Perrillat, un ensemble de grands leviers nécessaires à la réussite de l'écoconditionnement ont été identifiés. En voici la restitution.
Bâtiments, espaces et équipements
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Les qualités du bâti
- raisonné, modulable, sécurisé, étanche, isolé, contrôlé du point de vue du climat (température et humidité) et des insectes, climatisé, sain
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Disposer d'ateliers dédiés sur site, proches et accessibles
- espaces de stockage sur site, distincts des réserves (pour les caisses, les matériaux, une matériauthèque)
- atelier de construction
- espaces pour le tri et la gestion des déchets
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Équipements nécessaires
- outillage pour l'entretien, la manutention, la transformation (ex. machines de découpe bois)
- machine lave-linge et sèche-linge
- poubelles de tri adaptées et signalées
- Mutualiser des espaces de réserves avec d'autres lieux sur un territoire
Administration et organisation
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Sensibiliser et mobiliser l'équipe
- faire un état des lieux des pratiques de conditionnement
- mettre en place de la signalétique pour favoriser les écogestes et le tri
- organiser des temps de travail collectif au sein de l'équipe pour piloter la démarche
- organiser des temps pour réaliser et partager des retours d'expérience
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Allouer un budget spécifique
- prévoir des budgets d'investissement
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Construire des plannings pour permettre l'écoconditionnement
- intégrer l'écoconception des conditionnements dès le lancement d'un projet
- prévoir les temps de montage / démontage des éléments de caisserie et de conditionnement pour permettre le stockage et le réemploi
- intégrer la gestion des stocks dans le temps de travail
- dédier du temps à la recherche, la veille, la formation, la participation à des colloques et journées professionnelles
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Donner les moyens à l'équipe
- dédier des personnes à la démarche
- nommer un·e ou plusieurs référent·es RSE (+ fiche de poste, mention dans l'organigramme)
- faire évoluer les missions des agents (révision des fiches de poste, organigramme, objectifs)
- dédier du temps de travail à la démarche pour les personnes concernées
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Mettre en place une politique d'achat favorable à l'écoconditionnement
- intégrer des clauses et des notations dans les marchés publics
- construire les clauses de manière collaborative avec les prestataires et fournisseurs
- former les personnes en charge des marchés publics à l'analyse des critères de développement durable dans les offres
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Suivre et évaluer la démarche
- faire régulièrement des analyses carbones des projets
- faire des analyses de cycle de vie sur des projets
- mesurer les progrès
- faire des analyses coûts / efficacité environnementale (par ex. avec la méthode de gestion des risques de l'ICCROM / ICC, par l'attribution d'un score relatif permettant de comparer plusieurs scénarios)
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Mettre en place des outils de travail
- rédiger et diffuser un outil de positionnement (ex. charte d'engagement ou charte de bonnes pratiques)
- réaliser et mettre à jour un inventaire du matériel de conditionnement
- donner accès à une base de donnée de ressources sur les matériaux
Compétences
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Les compétences internes dont les musées ont besoin sur les enjeux d'écoconditionnement
- pour la conception : filière de fin de vie des matériaux, les nouvelles techniques, les alternatives, connaissance de l'impact des matériaux, économie circulaire, réemploi
- pour la réalisation : les métiers identifiés (menuisiers, techniciens de conservation, installateurs), les compétences à renforcer (QSE et RSE)
- compétences complémentaires identifiées : achats responsables (rédaction et évaluation des marchés), recherche de financements
- faire évoluer les formations des conservateur·rices, des restaurateur·rices et de tous les métiers liés aux collections, pour intégrer les nouveaux enjeux
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Les compétences externes
- diagnostic des pratiques et impacts par un·e consultant·e
Réseaux, partenaires, prestataires
- Adapter les normes de conservation au niveau national et réviser les normes de la gestion des risques
- Organiser des échanges réguliers avec le C2RMF et l'ICOM pour évaluer les néo-matériaux et autres alternatives aux matériaux pétrosourcés et permettre leur utilisation
- Identifier des filières de recyclage des matériaux de conditionnement
- Solliciter les réseaux et les partenaires pour répondre à des appels à projets et créer l'opportunité de financer des projets
- Dialoguer avec les fournisseurs
- Embarquer les transporteurs
- Laboratoires, bureaux d'étude
- Demander aux fournisseurs, en particulier de matériaux de conditionnement, leur politique RSE, des bilans carbone, ACV, une transparences sur les impacts, une traçabilité des matériaux
- Soutenir et participer à des projets de mutualisation et de coopération
- entre musées (ex. Musenor : plateforme de partage de matériel, de dons, d'échanges, annuaires de prestataires)
- créer des liens avec les ressourceries culturelles locales pour le don et l'approvisionnement
- s'ouvrir aux autres organisations culturelles du territoire (théâtres, opéras, écoles)
- Participer aux projets des associations professionnelles, comme la FFCR, l'AFROA, l'APREVU
- S'appuyer sur les réseaux locaux de l'Économie Sociale et Solidaire
Stratégie : le projet scientifique et culturel du musée
- Inscrire une charte environnementale dans le projet scientifique et culturel
- Repenser la programmation et ralentir les rythmes de programmation
- allonger la durée des expositions
- réduire le nombre d'expositions par an
- limiter les prêts d'œuvres internationaux
- S'appuyer de manière plus significative sur les collections pour la curation des expositions
- Repenser la politique d'acquisition des musées, intégrer des critères environnementaux dans le cadre des acquisitions
- Organiser le groupement des prêts
- Adapter les conditions de prêts et de transports
- Mettre en place une politique de mécénat durable
Outils
Le projet SAGE (Sustainable Arts & Green Ecosystems), porté par le Museum of Vancouver au Canada, a pour but de créer d'ici 2025 une plateforme en ligne pensée sous forme d'outil d'aide à la décision pour le pilotage de projets d'expositions en économie circulaire, suivant cinq grands axes : planification, conception, sélection des matériaux, fabrication et montage-démontage. À suivre ! En attendant cette publication, le récent guide "Exhibition design for our time" (mars 2023, en anglais) donne des pistes pour réduire l'impact environnemental des expositions. Il a été réalisé par The Design Museum & Urge à partir d'un partage d'expérience dans le cadre de l'exposition "Waste Age : what can design do ?". Il est agrémenté d'arbres de décisions intéressants, comme le "object decision tree" ou le "material decision tree". En annexe, le Design Museum partage en open source son tableau de calcul d'impact carbone.
L'une des premières étapes pour le pilotage de la transition est de favoriser la mise en place de dynamiques collaboratives et la mobilisation des équipes. Pour cela il est utile d'avoir des outils de sensibilisation : c'est-à-dire permettant de poser les constats, comprendre les enjeux et apprendre à questionner les pratiques et les automatismes. Sur le sujet du conditionnement, "Régine - régie innovante & durable" est une mallette pédagogique pensée comme outil d'interpellation et de sensibilisation pour les professionnel·les de la culture. Créé par Cloé Brun, membre du groupe de recherche-action du Lab, cet outil a été présenté durant la journée professionnelle du 23 mai 2024. Son contenu peut être présenté sous forme de stand mais surtout décliné en format d'ateliers. Il est également adapté comme outil de sensibilisation du public.
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Introduction
1. Le sujet
2. Choix des matériaux
3. Optimisation du conditionnement
4. Optimisation de l'usage et de la fin de vie
5. Pilotage de la transition
Voir ci-dessus
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Mentions obligatoires pour citer tout ou partie de ce guide : Augures Lab Scénogrrrraphie, "Guide de l'écoconditionnement des œuvres", juin 2024, url : https://www.ecotheque.fr/boite-a-outils/travaux-du-lab/eco-conditionnement-des-oeuvres